Intrusion

Un jour, je me baladais en ville en regardant mon téléphone portable. À cause de l’absence de ma présence dans la rue, je suis tombé sur un autre être qui, comme moi, regardait son téléphone portable : on était tous les deux les yeux cloués au sol. À cause de cet accident, nos regards se sont croisés : chacun, dans ses yeux, accusait l’autre de l’accident, mais cela nous a ouvert la porte pour nous regarder, et que l’un soit présent dans la vie de l’autre le temps d’un instant.

-Excusez-moi (dit l’un comme l’autre).

-Non, c’est moi qui dois m’excuser (dit automatiquement encore l’un à l’autre).

Dans un moment de maladresse, j’ai croisé mon regard avec le regard inconnu d’un inconnu ; les regards, qui étaient l’unique chose réelle de cette rencontre hasardeuse, transpiraient l’agressivité et la paranoïa ; lui comme moi, on était fragilisés à cause d’une addiction à notre univers artificiel portable et du brutal saut dans le vide vers la réalité.

Après m’être levé et avoir nettoyé mon téléphone sale à cause de la poussière réelle, je me suis mis à regarder les gens qui marchaient : ils étaient tous connectés à leur respectif univers virtuel, ou tout simplement absents du chemin, avec un regarde fuyant et vide : les yeux comme des ampoules éteintes.

Regarder quelqu’un en face est devenu un acte subversif.

Est-ce que la réalité est obsolète – ou est-ce que nous sommes devenus obsolètes face à la réalité ?

Les algorithmes ont-ils perçu l’accident comme un contact physique entre nous, ou auraient-ils dû nous avoir prévenus de ce contretemps ?  Peut-être ils ont décidé et calculé cet accident comme un lien nécessaire dans une histoire future que nous ne connaissions pas.

Nous sommes tombés dans le monde réel que nous n’habitons pas et que nous ne reconnaissons plus, et cela nous as fait peur. 

Dans mon adolescence, la drague se passait à travers les regards, on avait accès aux envies de l’autre à travers les yeux, j’exprimais moi aussi mes désirs avec mon propre regard.

Le terrain de jeu du monde réel était très vaste et coloré, et plein de possibilités ; l’univers ne s’arrêtait pas aux limites de sa propre tête, il y avait celui des autres qui, pour quelques instants, te donnaient accès à une partie de leur personne, et c’est une des plus belles choses que j’ai connu dans ma vie : pouvoir découvrir les autres et se laisser surprendre par leur complexité.

Je cherche à trouver un autre être qui regarde ; néanmoins, nous avons tous peur de montrer qui nous sommes, pas nécessairement parce que nous sommes des mauvaises personnes, mais tout simplement parce que nous ne sommes pas les personnes que nous prétendons être à l’intérieur de la galaxie virtuelle, nous nous sommes éloignés de nous-mêmes à cause de l’image immatérielle que nous voulons projeter dans les réflecteurs que nous donnent les applications du monde moderne. Cela nous empêche de nous voir nous-mêmes.

Cette dynamique de l’artifice nous amène dans une éternelle recherche du plus beau, plus jeune, plus riche ou plus intelligent que nous. Entre ce qui me désire et ce que je désire, il y a un décalage et ce décalage nous condamne à devenir individus solitaires dans cette société stérilisante.

Nous sommes aveuglés par la lumière qui nous regarde en permanence.

Camilo Agudelo 2020

 

 

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Sa chambre rouge / mon espace bleu