Voie trois, entrée du régio-express

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l y a quelques années j'ai eu une histoire avec une personne qui n'habitait pas dans la même ville que moi. Par son travail, il devait voyager partout dans le monde. Parfois il était aux Etats-Unis, parfois en Allemagne, parfois en Afrique du sud, parfois en Georgie… Bref, rarement à Genève.

A l'époque j'habitais dans un appartement en face de la gare ; lorsque, par son travail, la Suisse était sa destination, on restait ensemble la nuit. Le lendemain, notre rituel était de boire un café turc - colombien - grec - italien. En manque d'une vraie cafetière, on avait trouvé le moyen d'improviser le café du matin. Après ça, il continuait sa vie autour du globe.

On discutait tous les deux par messages-texte. Parfois je recevais des messages qui provenaient du passé, du futur, mais rarement du présent même. Cela dépendait de l'endroit où il se trouvait pour le travail.

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Cette histoire a vu sa fin par un message-texte arrivé sur mon téléphone et écrit quelques heures dans le futur. Un texte froid d'oubli.

J'avais des kilomètres de textes sur mon téléphone fabriqués pendant cette période entre nous.

Le réseau mobile n'était pas un bon espace pour laisser partir les mots qui ont eu de la vraie importance pour moi. “Effacer” en glissant mon doigt sur la poubelle virtuelle de l'écran de mon iPhone n'était pas une option. Je dois rendre les deuils matériels pour pouvoir les vivre.

Avec du papier blanc et à l'aide de ma machine à écrire Brother orange, je donnais de l'existence figurative à ces mots qui étaient gardés dans mon téléphone portable.

Le geste de mes mains avec le bruit de l'écriture mécanique a donné une nature figurative à ces mots.

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Avec des ciseaux je coupai chaque message et le pliai délicatement (2, 4, 8, 16, 32…. Ca dépendait vraiment de la taille du message). Après, je cachais les messages dans des lieux de la ville où on était passé ensemble.

Dans les fissures de l'asphalte, par terre, sous le verso des tables de restaurants (comme on y collerait une chewing-gum), dans les rangées de bouffe pré-faite du supermarché, dans le comptoir d'un bar. Enfin. Partout où on avait marché ensemble. Après le temps-montre et le temps-météo, à l'aide - je pense aussi - des quelques nettoyeurs de la ville, ont fait le travail de gommer ma mémoire sans le savoir.

Quelques années après que les archives de cette histoire se sont effacées avec des milliers de passages de la machine à laver des trottoirs de la ville, de serveurs qui tournent les tables de restaurants pour nettoyer son verso, de le pluie qui tombe, (entre mille autres facteurs) on se retrouve, lui et moi, enfin à habiter dans les mêmes coordonnées horaires et géographiques en même temps.

Il a son nouvel appartement à moins de 100 mètres où j'habitais à l'époque. Même côté de la gare et dans le même étage. La vue, bien évidement, presque la même.

Dans la chambre d'invité de cet espace, sa chatte vient d'avoir cinq petits chatons, joli spectacle de création à voir. Au fond de cette scène, par la fenêtre entre-ouverte, une voix annonce l'arrivée d'un train à la gare. “ en provenance de Lausanne, Renens, Morges, Allaman, Rolle, Coppet, ce train reste à Genève, le bon départ svp”.

J'avais aussi caché des papiers dans la voie trois de la gare.

Camilo Agudelo, mais 2016

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JPG. Terre à terre. Du digital au digital